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Intrusion dans la vie privée – La Cour d’appel de l’Ontario reconnaît un nouveau délit pour atteinte à la vie privée

La Cour d’appel de l’Ontario a créé un précédent en reconnaissant le nouveau délit en matiere de vie privée d’« intrusion dans la vie privée ». La décision tranche le débat jurisprudentiel sur la question de savoir s’il existe un délit pour atteinte a la vie privée en common law en Ontario. Dans Jones c. Tsige (janvier 2012), la Cour d’appel a conclu que la common law devait évoluer afin de répondre aux enjeux modernes liés a la vie privée, y compris les changements technologiques qui permettent la collecte routiniere de renseignements personnels, facilement accessibles, sous forme électronique.

Les lecteurs d’Au Point se rappelleront que la Cour supérieure de justice de l’Ontario avait refusé de reconnaître l’existence d’un délit pour atteinte a la vie privée (voir « La Cour déclare l’inexistence d’un délit d’atteinte a la vie privée en Ontario »). L’affaire portait sur une employée de la Banque de Montréal qui avait accédé aux comptes bancaires personnels d’une autre employée et les avait examinés a 174 reprises sur une période de quatre ans.

Lorsque la demanderesse a appris l’acces non autorisé a ses comptes, elle a intenté une poursuite contre la défenderesse. Elle soutenait qu’en consultant a tort ses comptes bancaires, la défenderesse a commis le délit d’atteinte a la vie privée. La demanderesse a sollicité des dommages-intérets généraux, punitifs et exemplaires ainsi qu’une injonction permanente interdisant une conduite similaire a l’avenir. La défenderesse a soutenu que l’Ontario ne reconnaît pas le délit d’atteinte a la vie privée.

LA COUR SUPÉRIEURE DE JUSTICE REFUSE DE RECONNAÎTRE LE DÉLIT

Le juge de la Cour supérieure a rejeté l’action, en se fondant principalement sur une décision précédente de la Cour d’appel dans Euteneier c. Lee (2005). Dans Euteneier, il était question d’une poursuite contre la police a la suite d’une fouille a nu dans le cadre de laquelle une détenue a été laissée attachée et dévetue pendant 20 minutes dans une cellule de détention ou les passants pouvaient la voir. Meme si les demandes de dommages-intérets par la demanderesse étaient essentiellement fondées sur des contraventions a la Charte, la mesure dans laquelle le droit a la vie privée est protégé était directement soumise a la Cour d’appel. La Cour d’appel a souligné que la demanderesse [Traduction] « a concédé avec raison en plaidoirie devant la Cour qu’il n’existe aucun droit « distinct » a la dignité ou a la protection de la vie privée en vertu de la Charte ou en common law ». La Cour supérieure de justice s’est fondée sur l’arret Euteneier pour conclure que le droit ontarien ne reconnaît pas de cause d’action pour atteinte a la vie privée. Ce sont plutôt les diverses lois portant sur la vie privée qui prévoient les réparations nécessaires pour les atteintes a la vie privée. La demanderesse a interjeté appel de la décision aupres de la Cour d’appel de l’Ontario.

LA COUR D’APPEL

Le juge Sharpe, de la Cour d’appel, a commencé en effectuant un examen exhaustif de la jurisprudence et de la doctrine relativement au délit d’atteinte a la vie privée. Il a particulierement porté attention a l’article influent qu’a rédigé William L. Prosser et qui s’intitulait « Privacy », dans lequel Prosser soutenait que dans la jurisprudence américaine, le droit général au respect de la vie privée comporte quatre délits distincts, chacun étant assorti de ses propres considérations :

  1. L’intrusion dans la vie privée, la solitude ou les affaires personnelles du demandeur.
  2. La divulgation publique de faits privés embarrassants au sujet du demandeur.
  3. La publicité qui dépeint faussement le demandeur aux yeux du public.
  4. L’usurpation, a l’avantage du défendeur, du nom ou de l’apparence du demandeur.

A la suite de son examen de la jurisprudence, le juge Sharpe a conclu que [Traduction] « l’Ontario a déja accepté l’existence d’un délit pour usurpation de l’identité et, a tout le moins, demeure encline a accepter la proposition voulant que l’intrusion dans la vie privée puisse donner lieu a une action délictuelle ».

Le juge Sharpe a aussi été influencé par la jurisprudence découlant de la Charte en matiere de vie privée. Il a souligné que la jurisprudence indique que la vie privée est digne de protection constitutionnelle et fait partie intégrante de la relation entre les personnes et le reste de la société. Il a joint cette reconnaissance explicite fondée sur la Charte et la notion voulant que la common law doit évoluer conformément aux valeurs protégées par la Charte.

LE RÉGIME LÉGISLATIF NE FOURNIT PAS DE RÉPARATION SUFFISANTE

Les lecteurs d’Au Point se rappelleront que l’une des raisons qui sous-tendent le rejet par la Cour de premiere instance de l’action est que les divers régimes législatifs relatifs a la vie privée prévoyaient des réparations suffisantes pour les atteintes a la vie privée. Le juge Sharpe n’était pas d’accord. A son avis, la loi applicable, soit la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), ne prévoit pas de réparation suffisante pour la demanderesse. En vertu de la LPRPDE, la demanderesse serait forcée de porter plainte contre son propre employeur plutôt que contre l’auteure de l’acte fautif. L’employeur pourrait invoquer un moyen de défense complet contre la plainte puisque la défenderesse a agi comme une employée sans scrupule. Enfin, le juge de la Cour d’appel a souligné que la LPRPDE ne prévoyait pas de dommages-intérets a titre de réparation. A la lumiere de ce vide juridique, il a formulé le commentaire suivant :

[Traduction] Enfin, et ce qui compte le plus, les faits qui nous sont présentés dans cette affaire nécessitent une réparation … Le droit de cette province serait tristement insuffisant si nous devions renvoyer Jones sans réparation en droit.

RECONNAISSANCE DU DÉLIT – « INTRUSION DANS LA VIE PRIVÉE »

A son avis, il y avait amplement de facteurs appuyant la reconnaissance de la possibilité d’une action civile en dommages-intérets pour intrusion dans la vie privée. Il a décrit ainsi ce délit :

[Traduction]  … le délit comprend les intrusions physiques dans des lieux privés de meme que l’écoute ou l’observation, avec ou sans aide mécanique, des affaires privées de la demanderesse. Fait particulierement important pour le présent appel, d’autres formes non matérielles d’enquete ou d’examen sur les affaires privées peuvent etre susceptibles d’action. On parle notamment de l’ouverture du courrier privé et personnel ou de l’examen d’un compte bancaire privé. 

Le juge Sharpe a ensuite énoncé les éléments du délit nouvellement reconnu :

  1. La conduite du défendeur doit etre intentionnelle ou insouciante;
  2. Le défendeur doit s’etre immiscé, sans justification légale, dans les affaires privées du demandeur; et
  3. Une personne raisonnable considérerait l’intrusion comme extremement choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse.

Selon la Cour, le troisieme élément s’applique de maniere a empecher une avalanche de demandes fondées sur le délit d’atteinte a la vie privée puisque l’intrusion doit etre extremement choquante selon la norme de la « personne raisonnable ». Il faut aussi mentionner que la Cour estime que le préjudice a un intéret économique ne constitue pas un élément de la cause d’action.

LA DÉTERMINATION DU MONTANT DES DOMMAGES-INTÉRETS

Le juge Sharpe a ensuite analysé la façon de déterminer le montant des dommages-intérets lorsque l’intrusion dans la vie privée est établi. Il a déclaré que [Traduction] « compte tenu de la nature immatérielle du droit protégé », les dommages-intérets doivent normalement donner lieu a [Traduction] « une somme conventionnelle modeste ». Dans les affaires ou le demandeur n’a subi aucune perte financiere, les dommages-intérets doivent etre modestes, mais suffisants pour répondre a l’intrusion. Il a établi la limite des dommages-intérets a 20 000 $. Les facteurs suivants, découlant de la Loi sur la vie privée du Manitoba, ont été donnés pour guider la détermination de l’endroit dans la fourchette ou se situe une affaire :

  1. La nature, la fréquence et le motif de l’acte fautif du défendeur;
  2. L’effet de l’atteinte sur la santé, le bien-etre, la position sociale, commerciale et financiere du demandeur;
  3. Toute relation familiale ou autre entre les parties;
  4. Toute affliction, tout ennui ou tout embarras causé au demandeur du fait de l’atteinte; et
  5. Le comportement des parties avant et apres l’atteinte, y compris toute excuse ou offre de compensation par le défendeur.

Le juge Sharpe a refusé d’écarter la possibilité de l’attribution de dommages-intérets majorés et punitifs dans les cas « exceptionnels ». Par ailleurs, il était réticent a encourager de telles attributions, soulignant que l’uniformité et la prévisibilité constituent des valeurs fondamentales. Hormis dans les cas vraiment exceptionnels, la limite des attributions devrait s’établir a 20 000 $.

APPLICATION DES ÉLÉMENTS DU NOUVEAU DÉLIT

La Cour d’appel a conclu que la défenderesse avait commis le délit d’intrusion dans la vie privée lorsqu’elle avait accédé a plusieurs reprises aux registres bancaires privés de la demanderesse.

  • L’intrusion était intentionnelle;
  • Elle correspondait a une intrusion illicite dans les affaires privées de la demanderesse;
  • Elle serait considérée extremement choquante par une personne raisonnable; et
  • Elle a causé de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse.

Pour établir les dommages-intérets, le juge Sharpe a situé l’affaire vers le milieu de la fourchette de la gravité. Les actes de la défenderesse étaient délibérés, répétitifs et ont causé de la détresse émotionnelle, mais la demanderesse n’a pas été embarrassée publiquement et sa santé ou ses intérets financiers n’ont pas été préjudiciés. De plus, la défenderesse avait présenté des excuses et avait sincerement tenté de compenser la demanderesse. A la lumiere de ces facteurs, les dommages-intérets ont été établis a 10 000 $. La Cour a ajouté qu’en raison de la nouveauté de la question soulevée par l’affaire, les parties devaient supporter leurs propres frais dans les deux instances.

A notre avis

La décision de la Cour d’appel pourrait avoir des incidences importantes pour les employeurs sur le plan de la collecte et la rétention de renseignements personnels sur les employés. Dans la mesure ou ces renseignements sont recueillis avec le consentement de l’employé, la décision rendue par la Cour d’appel dans Jones c. Tsige ne devrait pas avoir d’effet majeur. Toutefois, lorsque l’employeur recueille des renseignements sans le consentement de l’employé ou effectue une enquete ou de la surveillance sans la connaissance de l’employé, il peut courir des risques plus importants a la lumiere de la reconnaissance récente de ce délit en matiere de vie privée. Les organismes devraient examiner leurs politiques de collecte de renseignements et, s’il y a lieu, leurs pratiques de surveillance, afin de veiller a ne pas commettre le nouveau délit d’intrusion dans la vie privée.

Si vous voulez davantage d’information, veuillez communiquer avec André Champagne au 613-940-2735.