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La Cour supréme rejette une conclusion de discrimination en raison de l’absence de preuve

Une décision récemment rendue par la Cour suprême du Canada dans une affaire comportant une allégation de profilage racial précise le fardeau de preuve dans les affaires de discrimination. Dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation) (juillet 2015), la Cour suprême a conclu qu’on ne peut pas présumer, « du seul fait de l’existence d’un contexte social de discrimination envers un groupe », qu’une décision particulière prise à l’encontre d’un membre de ce groupe est fondée sur un motif prohibé au sens de la législation en droits de la personne. Il doit plutôt y avoir une preuve tangible liant cette décision à un motif prohibé pour établir la discrimination prima facie même si cette preuve est circonstancielle.

M. Latif, citoyen canadien d’origine pakistanaise, était titulaire d’une licence de pilote au Canada et aux États-Unis. En 2004, il a sollicité une approbation de sécurité auprès des autorités américaines afin de recevoir une formation de pilotage à une installation de Bombardier à Dallas. En vertu du processus d’examen de sécurité accru mis en œuvre à la suite des attentats terroristes du 11 septembre 2001, M. Latif s’est fait refuser l’approbation par les autorités américaines. Il a ensuite sollicité l’autorisation de suivre la formation à l’installation de Bombardier au Québec. Bombardier a refusé de lui donner cette formation en raison de la décision prise aux États-Unis. M. Latif a porté plainte en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, alléguant que Bombardier avait fait preuve de discrimination à son endroit pour cause d’origine ethnique.

Se fondant en grande partie sur un rapport d’expertise produit par la Commission des droits de la personne du Québec, qui indiquait que plusieurs organismes administratifs américains avaient effectué du profilage racial visant les personnes d’origine arabe, les musulmans ou les personnes originaires de pays musulmans dans la foulée des attentats terroristes du 11 septembre 2001, le Tribunal des droits de la personne du Québec a jugé que la décision par Bombardier de refuser la demande de formation de M. Latif était discriminatoire. Le tribunal a ordonné à Bombardier de lui verser des dommages-intérêts et de « cesser d’appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de “sécurité nationale” lors du traitement de demandes de formation de pilote sous une licence de pilote canadienne ».

La Cour d’appel du Québec a annulé la décision du Tribunal, concluant qu’elle n’était pas appuyée par la preuve et qu’elle était donc déraisonnable. Elle a déclaré que puisque la décision de Bombardier reposait uniquement sur la décision des autorités américaines, il fallait, pour démontrer cette discrimination, prouver que la décision américaine était fondée sur un motif prohibé. En l’absence de cette preuve, le Tribunal ne pouvait pas raisonnablement conclure que Bombardier avait fait de la discrimination contre M. Latif.

La question en litige devant la Cour suprême consistait à savoir quel était le niveau approprié de preuve requis pour établir la discrimination et si ce niveau avait été atteint dans cette affaire. La Cour suprême a entrepris son analyse en soulignant les trois éléments qu’un demandeur doit démontrer afin d’établir la discrimination prima facie :

  1. une distinction, exclusion ou préférence;
  2. fondée sur l’un des motifs prohibés;
  3. qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne.

Dès que le demandeur satisfait à ces trois éléments, il incombe au défendeur de justifier sa décision en invoquant les exemptions prévues par la Charte québécoise.

C’est le deuxième élément qui s’est révélé problématique pour le demandeur. La Cour suprême a déclaré que le demandeur doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le comportement reproché était fondé sur un motif prohibé – en d’autres termes, qu’il y avait un lien entre les deux. Bien que le demandeur ait fourni des éléments de preuve circonstancielle indiquant que la décision américaine reposait sur l’origine ethnique, cela ne suffisait pas pour tirer cette conclusion suivant la prépondérance des probabilités. Le plus haut tribunal du Canada a souligné qu’en réalité, les deux parties ignoraient le fondement de la décision américaine. La Cour suprême a rejeté l’appel pour ce motif. Elle a cependant fait la mise en garde suivante :

Cependant, nous soulignons que la conclusion à laquelle nous arrivons dans la présente affaire ne signifie pas qu’une entreprise peut se faire le relais aveugle d’une décision discriminatoire émanant d’une autorité étrangère sans engager sa responsabilité au regard de la Charte. Notre conclusion en l’espèce découle du fait qu’il n’y a tout simplement pas de preuve d’un lien entre un motif prohibé et la décision étrangère en cause.

Certains ont critiqué cette décision au motif qu’elle impose un seuil trop élevé aux demandeurs dans les affaires de discrimination. Ils soulignent que bien souvent, peu d’éléments de preuve établissent un lien entre un motif prohibé et le comportement reproché, et que lorsque cette preuve existe, elle est généralement circonstancielle. Bien qu’il s’agisse peut-être d’une préoccupation légitime, la décision de la Cour suprême comporte des aspects positifs. Elle précise que pour établir la discrimination prima facie, le demandeur doit satisfaire à chacun des éléments du critère à trois volets selon la prépondérance des probabilités. Pour qu’un tribunal judiciaire ou administratif puisse conclure à l’existence de discrimination prima facie, de manière à imposer au défendeur le fardeau d’expliquer son comportement, il doit y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre le tribunal judiciaire ou administratif que chacun de ces trois éléments a été établi. La décision indique clairement que la preuve qui établit l’existence générale de discrimination systémique ne suffit pas pour démontrer le lien nécessaire entre la décision contestée et un motif prohibé protégé en vertu de la législation en droits de la personne.

Si vous voulez davantage d’information, veuillez communiquer avec Sophie Gagnier au 613-940-2756.