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La persuasion, mais non la coercition : La Cour suprême abolit l’interdiction faite aux syndicats de distribuer des tracts

Il y a quelques années, la Cour supreme du Canada a jugé que l’on pouvait justifier en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés la restriction du piquetage aux lieux de travail secondaires. Dans l’arret SDGMR c. Dolphin Delivery, rendu en 1986, la Cour, par décision majoritaire, a affirmé que le piquetage, bien que constituant une forme d’expression protégée par la Charte, pouvait raisonnablement etre restreint lorsqu’il causait préjudice a des tiers.

La Cour, dans deux arrets rendus le 9 septembre 1999, vient de juger maintenant que si l’activité aux lieux de travail secondaires se limite a une distribution paisible de tracts, les lois interdisant cette activité portent atteinte a la disposition de la Charte garantissant la liberté d’expression. Les décisions — unanimes — de la Cour supreme distinguent entre le piquetage au sens classique et la distribution de tracts a des fins de persuasion.

C’est dans l’affaire Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 1518 c. KMart Canada Ltée que la Cour élabore le plus completement son opinion. Dans cette affaire, les tracts en question avaient été distribués a sept magasins KMart non syndiqués par des travailleurs en lock-out de deux autres établissements KMart. Débutant avec l’invitation bien connue « ATTENTION, CLIENTS DE KMART!!! », les tracts exhortaient les clients de boycotter l’employeur jusqu’a ce que les travailleurs des deux lieux de travail syndiqués obtiennent une premiere convention collective. Les tracts ont été distribués pendant trois jours durant la période précédant Noël, par des groupes comptant de deux a douze personnes. La distribution s’est faite paisiblement et il n’y a eu aucune tentative d’empecher les employés, les fournisseurs ou les clients d’entrer dans le magasin.

UNE LIMITE JUSTIFIÉE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION?

KMart s’est adressé au Labour Relations Board de Colombie Britannique (la « commission ») pour faire interdire l’activité syndicale aux lieux de travail secondaires, en invoquant les dispositions de la loi provinciale en matiere de relations de travail portant sur le piquetage secondaire. La commission a ordonné au syndicat de ne plus distribuer ses tracts; le syndicat a demandé a la commission de réexaminer sa décision : la commission a maintenu l’interdiction. Le syndicat a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la commission relative au réexamen, mais la demande a été rejetée et par la Cour supreme de la Colombie-Britannique et par la Cour d’appel de cette province. On a décidé, aux deux instances judiciaires que bien que les restrictions imposées au piquetage secondaire portaient atteinte a la liberté d’expression garantie par l’article 2(b) de la Charte, l’atteinte constituait une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

Devant la Cour supreme, KMart et le gouvernement de la C.-B. ont tous deux admis que les dispositions portaient atteinte a la liberté d’expression, mais ils ont réitéré l’argument accepté par les juridictions inférieures qu’elles constituaient une limite raisonnable en vertu de la Charte.

LES EMPLOYÉS ET LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Avant d’aborder la question de savoir si les restrictions du piquetage constituaient une limite raisonnable, la Cour a traité de l’importance de la liberté d’expression dans le cadre des relations de travail. La Cour supreme du Canada a toujours reconnu l’importance qu’avaient le travail et les conditions de travail pour le sens de l’identité, la valorisation et le bien-etre émotionnel des employés. La Cour avait aussi pris acte de la vulnérabilité des employés au plan individuel, surtout ceux de l’industrie du commerce de détail, dans leurs rapports avec la direction. Par conséquent, les employés devaient pouvoir s’exprimer librement sur toute question ayant trait a leurs conditions de travail. De plus, la distribution de tracts, moyen d’expression peu couteux et facilement disponible, permettait aux membres les moins puissants de la société de faire valoir leur point de vue.

LE PIQUETAGE CLASSIQUE ET LA DISTRIBUTION DE TRACTS AUX CLIENTS

Abordant la question de savoir si la loi constituait une limite raisonnable a la liberté d’expression, la Cour a fait observer que le but avoué de la restriction était de mettre les tiers a l’abri de préjudices entraînés par les conflits de travail. Le piquetage classique, vu les conséquences néfastes qu’il est susceptible d’entraîner pour les tiers, doit etre sujet a certaines formes de reglements. De plus, il constitue, a certains égards, un délit civil, dans la mesure ou il porte atteinte aux droits contractuels des entreprises visées. La question était de savoir si on pouvait distinguer entre le piquetage classique et la maniere dont le syndicat avait, en l’espece, distribué ses tracts aux clients.

Le piquetage, a fait observer la Cour, est une activité de nature hybride. Il est une forme d’expression, mais pas uniquement cela :

« [S]a caractéristique est la ligne de piquetage, qui a été décrite comme un «signal» de ne pas aller plus loin. Quel que soit son message, la ligne de piquetage a l’effet d’une barriere. Elle entrave l’acces du public aux biens ou services d’une entreprise, ainsi que l’acces des employés a leur lieu de travail et l’acces des fournisseurs aux lieux de livraison. …

La décision que prend une personne — qu’elle soit employé, fournisseur ou consommateur de ne pas franchir la ligne de piquetage peut etre fondée sur l’effet coercitif du piquetage plutôt que sur la force de persuasion des piqueteurs. … Meme si cette pression peut a bon droit etre exercée contre l’employeur principal, elle peut ne pas etre permise si elle est exercée contre une partie neutre au moyen du piquetage secondaire. »

La distribution de tracts aux consommateurs, toutefois, n’a pas cet effet coercitif :

« [La distribution de tracts] vise a persuader des membres du public d’adopter une certaine ligne de conduite. Elle y tend au moyen d’une discussion informée et rationnelle qui constitue l’essence meme de la liberté d’expression. … Elle n’entrave d’aucune façon significative l’acces aux entrées ou aux sorties des lieux touchés. »

Il est vrai, a fait observer la Cour, que l’entreprise touchée peut subir une perte de revenu. Cependant, la loi ne protege pas contre le préjudice économique lorsque celui-ci ne résulte que d’exhortations faites paisiblement aux consommateurs de dépenser ailleurs leur argent.

La commission avait refusé de distinguer entre le piquetage et la distribution de tracts surtout pour le motif que les deux formes d’activité avaient le meme objet : l’application de pressions économiques sur l’employeur. Cependant, a fait observer la Cour, le critere de distinction aurait du etre le moyen choisi pour poursuivre l’objectif. Le public a le droit d’etre informé des questions qui sont au coeur d’un conflit de travail et les parties peuvent fournir cette information en faisant publier des annonces dans les médias. La distribution de tracts, qui met l’accent sur la persuasion rationnelle, se rapproche plus d’un boycottage effectué au moyen de la publicité que du piquetage classique, fondé sur la coercition et l’obéissance.

LA DISTRIBUTION DE TRACTS PEUT DEVENIR DU PIQUETAGE

La Cour a admis que malgré la différence théorique entre les deux activités, il est possible de distribuer des tracts de telle façon qu’on puisse conclure au piquetage :

« Les consommateurs doivent conserver la faculté de choisir soit de s’arreter et de lire le message, soit de ne pas tenir compte du tract et d’entrer sans etre genés dans les lieux neutres. …

Par exemple, si les personnes qui distribuaient les tracts portaient des pancartes, si elles étaient nombreuses au point d’entraver l’entrée ou la sortie des lieux visés, ou si les tracts étaient adressés aux travailleurs de ces établissements plutôt qu’aux clients, ces formes de distribution de tracts pourraient alors constituer du piquetage ou l’équivalent. »

La Cour a affirmé, toutefois, que la distribution de tracts dont il était question en l’espece ne présentait pas ces caractéristiques. Pourtant, cet exercice valide de la liberté d’expression accompli par des moyens légitimes était interdit par le libellé des dispositions législatives de la C.-B.

OBJECTIF TROP LARGEMENT FORMULÉ, RESTRICTION EXAGÉRÉE

Dans leur défense de la législation contestée, KMart et le gouvernement avaient, selon la Cour, formulé de façon trop large l’objectif de la disposition, prétendant qu’elle avait pour but de mettre les tiers completement a l’abri de tous les préjudices pouvant découler des conflits de travail. Un tel objectif aurait eu l’effet d’apporter des restrictions a un nombre important d’activités légitimes. La Cour, se fondant sur le texte meme du Code, a jugé que l’objectif était plus modeste :

« Le texte de loi a plutôt comme but de réduire au minimum les effets préjudiciables qu’entraînerait pour des tierces parties la présence de personnes entravant l’acces a leurs établissements ou encourageant leurs employés a ne pas respecter leur contrat de travail. …

Ces personnes ne sont toutefois pas protégées contre les effets de toute activité découlant d’un contrat de travail. Par exemple, les tiers subissent les pressions financieres découlant de campagnes de boycottage menées avec succes par l’intermédiaire des médias ou d’autres moyens permis. »

L’objectif plus réaliste de minimiser pour les tiers les préjudices entraînés par le piquetage classique n’exige pas « d’interdire totalement aux employés en greve ou en lock-out d’exercer toute activité persuasive a des sites neutres ». Compte tenu de l’importance fondamentale pour les travailleurs de la distribution de tracts et l’importance pour la société d’avoir acces a des renseignements exacts et légitimement fournis concernant les conflits de travail, la Cour a jugé que la prohibition totale de cette activité constituait une restriction exagérée large de la liberté d’expression.

Notre point de vue

La décision a été unanime et reflete l’importance que la Cour accorde a la liberté d’expression. Elle s’inscrit également dans la tendance des tribunaux, signalée déja dans AU POINT, de contrer ce qui est perçu comme un déséquilibre des forces favorisant l’employeur.

Qu’une activité a un site neutre constitue une activité persuasive permise ou du piquetage coercitif ne sera pas toujours facile a déterminer. Dans l’affaire KMart, la Cour a indiqué que les indices suivants pouvaient etre significatifs :

  • le tract était exact, non diffamatoire et ne faisait aucune promotion d’activités illégales ou de délits civils;
  • il précisait que le différend ne visait que l’employeur principal;
  • la maniere de distribuer les tracts n’était ni coercitive, ni intimidante;
  • la distribution n’était pas faite par un grand nombre de personnes;
  • elle n’entravait ni l’acces aux lieux, ni la sortie;
  • elle n’empechait pas les employés des lieux de travail secondaires de travailler et ne portait pas atteinte aux relations contractuelles des fournisseurs avec les établissements visés.
(Pour de plus amples renseignements sur l’attitude des tribunaux a l’égard du piquetage, voir « La Cour supreme juge que le piquetage secondaire est licite a moins de conduite fautive » sur notre page de Publications.)

Pour de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec George Rontiris au (613) 563-7660, poste 275.