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Les couples de même sexe remportent une grande victoire devant la Cour d’appel de l’Ontario dans une affaire relative aux prestations de retraite

Nancy Rosenberg et Margaret Evans sont des employées du Syndicat canadien de la Fonction publique (SCFP). Chacune se trouve dans une relation stable et à long terme avec une autre femme. En tant qu’employées du SCFP, elles sont couvertes par le régime de retraite, financé conjointement par l’employeur et l’employé. Aux termes du régime, le conjoint qui survit à un prestataire du régime a droit aux deux tiers des prestations du prestataire décédé. Toutefois, cette disposition ne s’appliquait pas aux conjointes de même sexe de Mmes Rosenberg et Evans.

En 1992, le SCFP a modifié la définition du mot « conjoint » dans le régime de façon à inclure dans cette notion les conjoints de même sexe. Le SCFP a ensuite demandé à Revenu Canada si le ministère était disposé à accepter et enregistrer cette modification au régime. L’enregistrement d’un régime de retraite et de ses modifications est important, puisque seul un régime enregistré ouvre droit au régime favorable d’impôt différé prévu par la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR). Ainsi, la cotisation patronale au régime enregistré n’est pas incluse dans le calcul du revenu de l’employé, et cette cotisation ainsi que la cotisation de l’employé sont toutes deux déductibles du revenu imposable.

Les autorités de Revenu Canada ont répondu qu’elles ne pouvaient accepter la modification puisqu’elle n’était pas conforme à la définition de « conjoint » de l’article 252(4) de la LIR, qui précise que le conjoint d’un contribuable est une personne du sexe opposé. Mmes Rosenberg et Evans se sont adressées aux tribunaux pour faire déclarer la définition de « conjoint » contraire aux dispositions de l’article 15 de la Charte des droits et libertés, puisqu’elle opérait une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

PREMIÈRE INSTANCE : LA DÉFINITION EN FONCTION DU SEXE OPPOSÉ EST UNE LIMITE RAISONNABLE AUX DROITS À L’ÉGALITÉ

Dans une décision de 1995, un tribunal de première instance maintient l’exclusion des couples de même sexe de la définition de « conjoint » de la LIR. Le gouvernement concède devant le tribunal, à la suite de l’arrêt Egan et Nesbit c. Canada rendu par la Cour suprême du Canada en 1995, que la disposition porte atteinte au droit à l’égalité protégé par la Charte, mais affirme que la restriction au droit est justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte. C’est également la conclusion à laquelle en arrive la Cour suprême dans l’arrêt Egan, qui touchait une définition semblablement restrictive de « conjoint » en vertu de la Loi sur la sécurité de la vieillesse.

Le tribunal a déclaré qu’il était lié par la décision de l’arrêt Egan et a jugé que la définition de conjoint dans la LIR constituait aussi une violation de la garantie d’égalité prévue par la Charte, mais qu’elle était néanmoins valide puisqu’il s’agissait d’une limite raisonnable imposée à cette garantie. Le tribunal a conclu qu’il était tenu de se conformer au résultat de l’arrêt Egan, pour les motifs suivants :

Dans les deux cas, les dispositions contestées faisaient partie du système gouvernemental visant le revenu à la retraite, dont le but est d’assurer la sécurité économique des Canadiens retraités. … Aucune distinction significative ne pouvait être faite entre une prestation monétaire, comme dans l’affaire Egan, et une prestation d’ordre fiscal, découlant du report d’impôt permis par un régime enregistré de retraite. … Le fait que Mmes Rosenberg et Evans devaient cotiser à leur régime de retraite ne suffisait pas à distinguer ce cas de celui dans l’arrêt Egan. … Le coût de la prestation pour le gouvernement n’avait pas joué un rôle important dans les motifs de l’arrêt Egan, et n’avait pas été invoqué par le gouvernement en l’occurrence pour justifier l’exclusion prévue par la définition.

Ayant jugé que l’exclusion des couples de même sexe de la définition de « conjoint » dans la LIR constituait une limite raisonnable en vertu de l’article 1, le tribunal a rejeté la demande de Mmes Rosenberg et Evans.

COUR D’APPEL : NOUVELLE DÉFINITION DE « CONJOINT »

Dans une décision unanime rendue le 23 avril 1998, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que les couples de même sexe ne devaient pas être exclus de la définition de conjoint aux termes de la LIR.. La réparation, selon la Cour, consistait à élargir la définition de « conjoint » dans la LIR afin d’y inclure les couples de même sexe. Pour en arriver à sa décision, la Cour a fait quelques remarques critiques au sujet du raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Egan, raisonnement sur lequel s’était appuyé le tribunal de première instance dans cette affaire.

Afin de justifier la limite d’un droit protégé par la Charte par l’emploi de l’article 1, l’État doit d’abord montrer qu’il cherche à réaliser ce que la Cour suprême du Canada a appelé un « objectif urgent et réel ». D’après la Cour d’appel, toutefois, la Cour suprême n’a pas été cohérente dans son application de ce critère : des décisions plus anciennes de la Cour suprême en vertu de la Charte avaient déclaré que l’objectif de la limitation même devait être urgent et réel, tandis que des décisions plus récentes mettaient l’accent sur l’objectif de l’ensemble de la loi contestée. L’arrêt Egan avait emprunté cette voie, ce qui avait rendu plus facile pour le gouvernement la défense de la violation de la garantie d’égalité :

[TRADUCTION] « Peu de gens contesteraient la conclusion qu’une loi visant à assurer la sécurité du revenu des Canadiens âgés est un objectif éminemment défendable. Mais il est beaucoup plus difficile – comme il se doit – de justifier comme étant urgent et réel tout élément d’un tel régime de sécurité du revenu qui exclurait quelqu’un de la protection du régime pour des motifs d’orientation sexuelle, de race, de déficience, de couleur ou pour tout autre motif énuméré ou envisagé par l’article 15. »

La Cour d’appel a jugé que cette incertitude avait maintenant été résolue par la décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Vriend c. Alberta. C’est l’objectif de la limitation même qui doit être urgent et réel. Par conséquent, le gouvernement devait montrer que l’exclusion de couples de même sexe des avantages des régimes enregistrés de retraite avait elle-même un objectif urgent et réel.

LIMITE DÉRAISONNABLE

Le gouvernement a soutenu que l’intention originale de la définition en fonction du sexe opposé était de reconnaître la position financière précaire dans laquelle se trouvaient nombre de femmes engagées dans des relations hétérosexuelles. La Cour a répondu que cet argument pouvait servir à expliquer l’exclusion des couples de même sexe, mais non à la justifier :

[TRADUCTION] « Le vieillissement et la retraite ne sont pas particuliers aux hétérosexuels, et il n’y a rien dans le fait d’être hétérosexuel qui justifie l’attention préférentielle du gouvernement quant à l’éventualité de l’insécurité économique. … Ce n’est pas parce que les prestations de retraite aux survivants ont d’abord été conçues pour répondre aux besoins économiques particuliers des femmes dans des relations matrimoniales traditionnelles, qu’on peut les refuser à certaines personnes pour le motif de leur orientation sexuelle. … Les prestations aux survivants sont versées à tous les conjoints, hommes et femmes. Il est clair que le droit prévu par la Loi de l’impôt sur le revenu ne se fonde ni sur le besoin ni sur le sexe; la préférence de l’employé et la nature de la relation déterminent qui sera bénéficiaire. Il n’y a aucune raison de priver un employé gai, une employée lesbienne, du même choix, quant au bénéficiaire et à la relation. »

Ayant conclu que l’objectif de la restriction n’est ni urgent ni réel, la Cour poursuit et rejette l’argument du gouvernement qu’il devrait pouvoir régler progressivement les problèmes d’égalité. S’appuyant encore une fois sur l’arrêt Vriend, la Cour répond que si les gouvernements doivent normalement tenir compte du changement lent des attitudes dans la société, tel n’est pas le cas pour les tribunaux :

[TRADUCTION] « Les tribunaux ne sont pas à la remorque des sondages. Ils doivent juger selon les principes s’il est possible, dans le cadre d’une société libre et démocratique, de démontrer une justification pour une violation constitutionnelle, et non évaluer si le moment est bien choisi pour remédier à cette violation. … Les gouvernements, de nécessité, préfèrent suivre les voeux de la majorité tels qu’ils les perçoivent; les tribunaux, surtout dans l’application des droits des minorités, sont souvent obligés de les contrecarrer. L’attente du changement des attitudes peut être une expérience d’éternité. »

La Cour conclut qu’on a moins à craindre de la reconnaissance de la diversité conjugale que de la tolérance des préjugés qui entraînent l’exclusion. En outre, selon la Cour, le seuil de la preuve de la justification de l’inégalité dans une société libre et démocratique est élevé, vu le [TRADUCTION] « caractère essentiel de la norme égalitaire ». En l’occurrence, le gouvernement est loin de ce seuil, et le caractère justifiable ou raisonnable de la définition restrictive de « conjoint » à l’article 252(4) de la LIR, dans son application à l’enregistrement des régimes de retraite, ne peut être démontré.

Notre point de vue

Le raisonnement de la Cour d’appel ne tente pas de faire la distinction entre cette affaire et l’arrêt Egan, en insistant par exemple sur le fait que l’affaire met en cause un arrangement contractuel et volontaire entre l’employeur et ses employés, par opposition à une prestation tirée à même les fonds publics, ou en soulignant que l’approche dans l’arrêt Egan de permettre d’étendre les prestations sociales « progressivement » ne convient pas à une cause touchant un régime de retraite privé. La Cour d’appel choisit plutôt de s’écarter résolument de l’arrêt Egan dans la façon de déterminer si la violation du droit à l’égalité répond à un objectif urgent et réel. En outre, la Cour rejette carrément l’approche progressive prônée par l’arrêt Egan, et affirme plutôt l’importance du rôle des tribunaux pour mener, et non suivre, l’opinion publique. (Voir aussi « Rejet d’une requête de sursis partiel dans une affaire concernant les avantages aux conjoints de même sexe » et « Le tribunal fédéral des droits de la personne rejette une plainte portée contre Air Canada pour son refus de verser des prestations de pension aux conjoints de même sexe » sous la rubrique « Nouveautés » , et « Le refus des avantages aux partenaires de même sexe est contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne«  et « La Loi de l’impôt sur le revenu : un obstacle à l’égalité quant aux fonds de retraite pour les conjoints de même sexe » sous la rubrique « Publications ».)

Il convient de souligner qu’à la suite de la décision Rosenberg, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse a décidé d’accorder les prestations de survivant aux conjoints de même sexe des enseignants et des fonctionnaires.

Pour de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec Carole Piette au (613) 563-7660, poste 227.