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Décisions du Conseil fédéral et de la Cour d’appel de l’Ontario : les limites à la négociation individuelle avec les employés

Lorsque le lieu de travail est régi par une convention collective, dans quelle mesure l’employeur peut-il passer outre l’agent de négociation pour traiter directement avec ses employés? Telle est la question dans deux causes récentes devant la Cour d’appel de l’Ontario et le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI).

LOYALIST COLLEGE v. O.P.S.E.U.

Dans l’affaire Loyalist College of Applied Arts and Technology v. Ontario Public Service Employees Union (6 mars 2003), le litige portait sur le licenciement d’une enseignante en probation. Elle avait été engagée à condition qu’elle obtienne une maîtrise dans son domaine de spécialisation. Le syndicat n’a pas été consulté au sujet de cette condition. Parce qu’elle n’avait pas rempli cette condition de son emploi, elle a été licenciée, pendant sa période de probation, malgré des évaluations [TRADUCTION] « très favorables ».

Le syndicat a eu gain de cause dans son grief du licenciement ; la majorité du conseil d’arbitrage a jugé que la condition d’embauche n’était pas valide parce que la loi interdit à un employeur syndiqué de négocier avec un employé une condition d’emploi. De façon subsidiaire, le syndicat a jugé que la condition n’était pas valide parce qu’elle entrait en conflit avec la convention collective.  La majorité s’est fortement appuyée sur l’article 52 de la Loi sur la négociation collective dans les collèges ainsi que sur l’article 1.01 de la négociation collective, qui prévoyaient tous deux que le syndicat était « l’agent négociateur exclusif » pour tous les employés couverts par la convention collective. Selon le raisonnement de la majorité, en raison de ces dispositions [TRADUCTION] « seul le syndicat, à l’exclusion de l’employé individuel, avait le pouvoir juridique de négocier les conditions et modalités d’emploi au nom de toutes les personnes dans l’unité de négociation ».

La demande de contrôle judiciaire présentée par le Collège a été rejetée par la cour divisionnaire ; le Collège a alors interjeté appel de la décision à la Cour d’appel.

COUR D’APPEL : LA CONDITION EST INVALIDE, PARCE QU’ESSENTIELLE À L’EMPLOI

La formation de la Cour d’appel de l’Ontario saisie de l’affaire a rejeté à l’unanimité l’appel du collège, et a convenu avec le conseil d’arbitrage que la condition était invalide et qu’elle contrevenait aux dispositions de la convention collective.

Le Collège avait soutenu que vu le silence de la convention collective quant à l’exigence d’études supérieures pour les enseignants, il pouvait légalement négocier cette condition avec l’enseignante.  À l’appui de cet argument, il a signalé que dans les principales décisions de la Cour suprême du Canada ayant trait au droit exclusif des syndicats de négocier les conditions et modalités d’emploi, il n’y avait aucune interdiction expresse de négocier individuellement les conditions d’emploi lorsque la matière n’était pas régie par la convention collective.

La Cour d’appel a rejeté cet argument, et a fait observer que la Cour suprême avait insisté sur [TRADUCTION] « le caractère sacré du régime de négociation collective et le rôle du syndicat en tant que représentant de tous les employés dans l’unité de négociation ». La Cour a reconnu qu’il y avait une certaine latitude permettant la négociation individuelle de conditions ou modalités mineures à l’extérieur de la convention, mais a jugé que tel n’était pas le cas en l’espèce :

    [TRADUCTION]
    « Dans le présent litige, la condition d’embauche de l’enseignante n’était pas sanctionnée par la convention collective et n’était pas incidente à l’administration ordinaire de la convention. Il ne s’agissait pas non plus, à mon avis, d’une modalité extérieure au champ de la convention qui pouvait faire l’objet d’une négociation individuelle. Il s’agissait plutôt d’une condition qui était essentielle à la continuation de l’emploi de l’enseignante. Selon la jurisprudence de la Cour suprême, le conseil d’arbitrage avait raison de juger que la condition d’emploi était invalide ».

La Cour n’a pas non plus retenu l’argument que la condition représentait un exercice des droits de direction. Le droit de direction du Collège lui donnait certes le pouvoir d’imposer sa volonté sur toute une gamme de questions qui n’étaient pas expressément traitées dans la convention collective, mais ce droit ne pouvait permettre l’imposition d’une condition d’emploi dont la contravention entraînerait le congédiement.

LA CONDITION CONTREVIENT À LA CONVENTION

Le Collège a également soutenu que le conseil d’arbitrage avait fait erreur en jugeant que la condition imposée à l’enseignante contrevenait aux dispositions de la convention collective. Selon le Collège, puisque la convention ne traitait pas expressément de la nécessité de poursuivre des études supérieures ou de parfaire sa formation, une telle exigence ne pouvait contrevenir à la convention.

La Cour a également rejeté cet argument, et a jugé que la conclusion du conseil d’arbitrage était raisonnable. Le conseil avait examiné l’article 27.02C de la convention, une disposition sur les employés en probation, et avait conclu que son but était d’offrir une période au cours de laquelle le progrès et le rendement de l’enseignant pourraient être évalués, avec correction au besoin. Le conseil a jugé que la condition d’embauche, qui permettait au Collège de mettre fin à l’emploi de l’enseignante malgré la qualité de son rendement, contrevenait à l’article 27.02C.  La Cour était d’accord :

    [TRADUCTION]
    « La conclusion du conseil à l’effet qu’il existe un conflit entre la condition et la convention collective est sensée.  Le conseil a analysé l’article 27.02C à la lumière de la compréhension qu’ont les arbitres du travail de l’objet habituel d’une période de probation : évaluer le rendement de l’employé au travail. En vertu de la clause 27.02C, l’employé en probation reçoit un rapport d’étape à tous les quatre mois, afin de lui permettre de corriger toute lacune dans son rendement.  C’est là l’entente entre le Collège et OPSEU.  Bien qu’elle ne contredise pas directement l’article 27.02C, la condition d’embauche y contrevient implicitement, ainsi qu’à ses objectifs.  La condition s’ajoutait à l’entente conclue entre le Collège et OPSEU, et par le fait même, minait cette entente ».

La Cour a donc rejeté l’appel du Collège. La Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation de pourvoi le 20 novembre 2003.

S.C.E.P. c. BELL CANADA

Dans l’affaire Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Bell Canada (décision du CCRI rendue le 22 janvier 2003), le litige faisait suite à une décision de l’employeur en 2001 de mettre à pied plus de 100 employés. Lorsque l’employeur à mis le syndicat au courant des mises à pied, il a également indiqué qu’il avait l’intention d’offrir à certains employés un programme de cessation volontaire d’emploi (PCVE), et que les conditions d’admissibilité ainsi que les montants payables n’étaient pas négociables. Le syndicat a répondu que l’employeur était tenu de négocier directement avec le syndicat les conditions du PCVE. L’employeur a refusé, et le syndicat a porté plainte auprès du Conseil pour pratique déloyale.

Le syndicat a soutenu devant le Conseil que l’action de l’employeur équivalait à une négociation des conditions d’emploi avec les employés sans avoir consulté le syndicat ni obtenu son approbation. Le syndicat a signalé que le PCVE n’avait été offert qu’à certains employés et qu’en retour pour cette indemnité de départ améliorée, les employés visés devaient, sans avoir l’avantage de conseils de la part du syndicat, renoncer à toute réclamation en vertu de la convention collective et ainsi qu’à leur droit de grief. L’employeur avaient de bonnes raisons de procéder ainsi, aux dires du syndicat, car les dispositions sur les mises à pied dans la convention collective représentaient un coût considérable pour l’employeur. Le PCVE était une condition d’emploi, a conclu le syndicat, et en négociant directement avec les employés, l’employeur avait miné le rôle du syndicat à titre d’agent de négociation exclusif.

La compagnie Bell a soutenu que le PCVE avait déjà été offert, sans objection de la part du syndicat, et que la nature volontaire du programme impliquait qu’il n’avait pas à être négocié avec le syndicat. La compagnie a prétendu que puisque le programme offert entraînait des changements dans l’acquisition des droits aux prestations et dans le moment  où elles seraient versées, et parce que ces questions étaient extérieures aux termes de la convention collective, l’employeur était libre de négocier le PCVE directement avec les employés. En outre, la compagnie Bell a qualifié les programmes d’indemnité de départ de contrats post-emploi et soutenu que puisqu’on avait reconnu la validité de contrats pré-emploi, extérieurs à la convention collective, le même principe devait s’appliquer aux contrats de départ volontaire.

CONSEIL : LE PCVE PERMET « D’ÉVITER » LA CONVENTION COLLECTIVE

Le Conseil a donné raison au syndicat. Selon le Conseil, le critère pour déterminer si l’offre de l’employeur allait à l’encontre des droits de représentation du syndicat était de savoir si le PCVE constituait des conditions d’emploi qui avaient des répercussions sur celles qui avaient été négociées en vertu de la convention collective. En l’occurrence, a jugé le Conseil, tel était le cas.

    « [E]n offrant le PCVE proposé, Bell négocie des conditions d’emploi directement avec les employés. Le paiement d’une indemnité de cessation d’emploi à un employé en contrepartie d’une démission modifie en soi les conditions d’emploi existantes des employés concernés.  Si l’on examine l’objet et la nature du PCVE, on ne peut que conclure qu’il emporte modification importante des conditions d’emploi des employés en cause ».

Le Conseil a noté que l’employeur n’avait pas le droit de traiter directement avec les employés simplement parce que la convention collective ne comprenait pas des dispositions sur le PCVE.  Pour analyser l’offre du PCVE, a déclaré le Conseil, il était nécessaire « de se pencher sur l’essence du changement qui serait apporté à la relation de travail, à la lumière des dispositions de la convention collective dans son ensemble ». En l’espèce, Bell proposait de réduire ses effectifs de quelque 100 à 120 employés, en incitant les employés à démissionner moyennant une indemnité de départ améliorée. Pourtant, la convention collective comprenait toute une gamme de dispositions sur la réduction des effectifs :

    « [C]ompte tenu des procédures de réduction des effectifs détaillées et complexes qui ont été négociées par les parties, peut-on conclure que la convention collective permet à l’employeur d’éviter ces procédures et l’équilibre précaire des intérêts qui y sont contenus en mettant en oeuvre unilatéralement un PCVE ?  Le détail avec lequel les parties ont traité de la question de la réduction des effectifs amène le Conseil à conclure le contraire ».

Dans sa décision, le Conseil a refusé de suivre une autre de ses décisions récentes, Council of Atlantic Telecommunications Unions v. Aliant Telecom Inc. Dans cette dernière, le syndicat s’était plaint qu’un programme de retraite volontaire (PRV), mis sur pied unilatéralement par l’employeur, contrevenait à la fois à ses droits de représentation et à l’interdiction de modifier les conditions d’emploi pour la période de gel prévue par la loi.

Dans l’affaire Aliant, le Conseil a jugé que parce que le syndicat n’avait pas parlé du programme de retraite volontaire à la table de négociation, l’employeur était en droit de l’offrir directement aux employés. Dans la décision Bell, le Conseil a souligné que  son analyse dans la décision Aliant avait été influencée par l’idée du gel en vertu de la loi, et il a refusé d’adopter « un point de vue subjectif » de ce qui constitue une condition d’emploi. Le Conseil a déclaré que sa décision s’appuyait sur une perspective plus large de ce qui constitue les conditions d’emploi, perspective fondée sur l’incidence que l’offre du PCVE pouvait avoir sur le cadre juridique de la relation entre employeur et employés.

Par conséquent, le Conseil a accordé au syndicat une déclaration à l’effet que l’offre de l’employeur constituait une ingérence dans les droits de représentation du syndicat.

Notre point de vue

Le Conseil (CCRI) dans l’affaire S.C.E.P. c. Bell a également rejeté les arguments de l’employeur que le syndicat ne devrait pas pouvoir s’opposer au PCVE puisqu’il avait consenti à des programmes semblables dans le passé. Le Conseil a souligné que dans le passé, le syndicat avait soit donné son consentement exprès aux programmes, soit convenu que de tels programmes constituaient une façon adéquate de composer avec des réductions d’effectifs. En l’espèce, toutefois, le syndicat avait clairement manifesté son opposition à la mise en oeuvre unilatérale du programme ; l’employeur était donc tenu de le négocier avec le syndicat. Cela signifie que les employeurs ne peuvent invoquer un acquiescement passé lorsqu’ils envisagent un tel programme.

Comme le précise l’arrêt Loyalist College, les employeurs ne devraient pas non plus s’appuyer sur le fait qu’il n’existe pas de disposition précise dans la convention collective qui traite du programme offert ou de la condition d’emploi imposée. Si le programme ou la condition a un effet démontrable sur le fonctionnement d’autres dispositions de la convention collective, il sera sans doute considéré comme une condition d’emploi sujette à la négociation, et, par conséquent, une question qui doit être négociée avec l’agent de négociation. Signalons à cet égard que même si une question en particulier n’est pas expressément traitée par la convention collective, l’employeur doit considérer avec soin l’effet implicite d’une condition proposée sur le fonctionnement de la convention collective dans son ensemble.

Pour de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec Sylvie Guilbert au (613) 940-2743 ou André Champagne au (613) 940-2735.