La Cour supérieure de justice prolonge le préavis raisonnable en raison de la COVID-19

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, l’incidence potentielle de l’arrêt de l’économie mondiale sur l’octroi de dommages-intérêts dans les litiges en matière d’emploi a engendré beaucoup d’incertitudes au sein de la communauté juridique. Dans la récente décision Kraft c. Firepower Financial Corp. [en anglais seulement], la Cour supérieure de justice de l’Ontario a donné son point de vue sur la question, en particulier en ce qui concerne le calcul du délai de préavis raisonnable qui aide à déterminer le montant des dommages auxquels un employé pourrait avoir droit lors de son congédiement.

 

Faits

En octobre 2014, le demandeur a été embauché par le défendeur, Firepower Financial Corp. (« Firepower ») à titre d’assistant de recherche. Au moment de son congédiement, cependant, il était devenu vendeur à commission spécialisé dans le domaine des services de placement. Dans ce poste, il recevait un salaire de base annuel de 70 000 $, plus commissions, primes, vacances et avantages sociaux.

Le demandeur avait droit à une commission lorsqu’il trouvait et présentait à son employeur une opportunité rapportant des honoraires. Il avait également droit à une portion de ce qui était appelé le fonds de primes en fonction de sa participation à d’autres activités générant des honoraires.

En mars 2020, le demandeur a été congédié sans motif valable. Au moment de son congédiement, il s’attendait à recevoir deux commissions en attente :

  • En 2017, le demandeur avait présenté une transaction potentielle qui, au moment de son congédiement, était presque terminée et pour laquelle le paiement était attendu sous peu (la « transaction Arzon »). La transaction Arzon devait générer un paiement de commission de 77 559 $ pour le demandeur.
  • De même, le demandeur avait présenté une autre transaction potentielle qui, au moment du congédiement, n’était pas encore conclue et dont la date de clôture était incertaine (la « transaction Schure Sports »). Le travail du demandeur dans le dossier était toutefois terminé. La transaction Schure Sports devait générer un paiement de commission de l’ordre de 10 000 $ à 30 000 $ pour le demandeur.

Firepower a proposé de verser les commissions en attente au demandeur à condition que les transactions soient conclues dans les cinq mois suivant la date de congédiement. La transaction Arzon n’a été conclue que six mois après le congédiement du demandeur et l’entente Schure Sports n’était toujours pas conclue en date de l’audience. Firepower a soutenu que les commissions associées aux deux transactions n’étaient pas dues au demandeur.

Insatisfait, le demandeur a poursuivi Firepower, demandant, entre autres, un paiement tenant lieu de préavis raisonnable de 10 mois de salaire, ainsi qu’une commission sur les transactions Arzon et Schure Sports. Il a ensuite présenté une requête en jugement sommaire, dans laquelle il demandait à la Cour de rendre un jugement sans qu’il soit nécessaire de tenir un procès.

 

Décision

Concluant que l’affaire pouvait faire l’objet d’un jugement sommaire, le juge Morgan de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rendu sa décision concernant le délai de préavis raisonnable approprié dans cette affaire.

Ce faisant, la Cour a examiné les arguments des parties au sujet de la période de préavis appropriée, y compris en ce qui a trait à l’incidence que la pandémie de COVID-19 et l’arrêt de l’activité économique qui en a résulté devraient avoir sur l’évaluation par la Cour du préavis raisonnable. S’appuyant sur la preuve de sa longue recherche d’emploi, le demandeur a fait valoir que la pandémie de COVID-19 avait eu de graves répercussions sur sa capacité à trouver un nouvel emploi et que cela devrait donc être pris en considération dans l’évaluation du préavis raisonnable de la Cour. À l’inverse, Firepower a adopté la position selon laquelle la Cour devrait rejeter toute prise en compte de l’arrêt de l’activité économique causé par la pandémie de COVID-19 parce que l’emploi du demandeur avait pris fin avant que le gouvernement provincial n’adopte officiellement l’état d’urgence. La Cour a rejeté la position de Firepower sur la question, déclarant ce qui suit :

[traduction] Il est question ici du marché du travail et de l’incidence de la COVID sur ce marché. La raison pour laquelle la pandémie n’a pas été prise en compte dans la détermination de la période de préavis raisonnable dans Yee [c. Hudson Bay Company] est que l’employé dans ce cas a été congédié en août 2019 – c’est-à-dire plus de six mois avant la pandémie de COVID – et qu’il n’y avait aucune preuve que la pandémie avait eu une incidence sur sa recherche d’emploi.

En l’espèce, par contre, le demandeur a été congédié au cours de la deuxième semaine de mars 2020, la même semaine et quelques jours seulement avant que le gouvernement de l’Ontario déclare une urgence. Les considérations stratégiques qui ont incité le gouvernement provincial à mettre en œuvre ses décrets d’urgence un jour donné cette semaine-là et pas un autre ne sont pas pertinentes pour l’analyse ; le fait est que l’économie était déjà en train de ralentir et qu’elle est demeurée à l’arrêt pendant la recherche d’emploi inévitablement prolongée du demandeur. Une pandémie mondiale ne survient pas seulement le jour du décret d’urgence du gouvernement.

L’incertitude planait sur l’économie et le marché du travail pendant le premier semestre de l’arrêt de l’activité économique en réponse à la pandémie et moins d’employeurs cherchaient à pourvoir des postes. Je suis d’accord avec les arrêts qui mettent en garde contre le danger d’appliquer une approche rétrospective à l’analyse du préavis raisonnable : Iriotakis c. Peninsula Employment Services Limited, 2021 ONSC 998, par. 19. Mais comme l’ont remarqué un certain nombre de mes collègues, « le degré d’incertitude qui existait le 19 février 2020 est l’un des nombreux facteurs dont je tiens compte pour évaluer la période raisonnable de préavis applicable aux circonstances de l’affaire » : Lamontagne c. J.L. Richards & Associates Limited, 2021 ONSC 2133, par. 64.

Pour ce qui est de l’évaluation de la période de préavis appropriée à la lumière d’autres facteurs pertinents, la Cour a tenu compte du fait que le demandeur avait travaillé pour Firepower pendant 5 ans et demi, qu’il était au milieu de sa carrière au moment du congédiement, et qu’il avait occupé un poste exigeant des connaissances spécialisées dans le domaine des placements. La jurisprudence dans laquelle les demandeurs avaient un âge, une expérience et une période d’emploi semblables soutenait un préavis raisonnable de 4 à 12 mois, la période moyenne de préavis étant de l’ordre de 9 mois. Dans cette affaire précise, la Cour a accordé 10 mois pour la période de préavis, concluant que le demandeur méritait [traduction] « un mois de plus que la moyenne pour les mêmes circonstances en période hors pandémie » afin de tenir compte de l’incidence de la pandémie de COVID-19 sur sa capacité à obtenir un nouvel emploi après son congédiement.

Enfin, sur la question des commissions en attente, la Cour a accepté les arguments du demandeur selon lesquels toute commission payable au cours du délai de préavis raisonnable lui était due, comme l’indique la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Matthew c. Ocean Nutrition Canada Ltd. Cela dit, elle n’était pas d’accord avec son argument selon lequel toute commission payable pour des ventes effectuées, mais non conclues, avant le congédiement lui serait due, même si celle-ci devenait payable par Firepower après la fin du délai de préavis raisonnable. Par conséquent, la Cour a accordé au demandeur une commission de 77 559 $ au titre de la transaction Arzon, qui a été conclue pendant ce qui aurait dû être la période de préavis raisonnable du demandeur. De même, elle a accordé au demandeur la part en pourcentage du fonds de primes qui lui aurait été versée s’il avait continué de travailler pour Firepower pendant sa période de préavis raisonnable. Elle n’a toutefois pas accordé de commission sur la transaction à conclure avec Schure Sports, concluant que le droit du demandeur à un salaire, y compris une commission ou d’autres paiements incitatifs, n’était pas sans fin :

[traduction] La période de préavis définit le délai après lequel l’employé et l’employeur doivent mettre derrière eux le salaire de l’employé qui découle de son congédiement. Autrement, l’employeur et l’employé seraient liés l’un à l’autre indéfiniment. Je suis d’avis qu’un jugement dans un cas comme celui-ci devrait mettre un terme définitif aux questions entre les parties.

 

À notre avis

Kraft n’est pas la seule décision judiciaire portant sur l’incidence de la pandémie de COVID-19 quant à l’octroi de dommages-intérêts dans les litiges en matière d’emploi à ce jour ; mais il s’agit certainement d’une décision dont les employeurs devraient tenir compte lorsqu’ils envisagent congédier des employés pendant que l’économie mondiale poursuit sa reprise graduelle.

Bien que la Cour ait prolongé le délai de préavis raisonnable de cet employé, il convient de noter qu’elle ne l’a fait que d’un mois et que, même prolongée, la période de préavis totale demeure dans la fourchette établie par les affaires déjà tranchées. Cela est particulièrement important étant donné que la période de préavis raisonnable de l’employé a eu lieu au plus fort de la pandémie, à partir de mars 2020. Dans cette optique, et bien que les employeurs doivent être conscients de la possibilité de périodes de préavis raisonnable prolongées, il est positif que le juge Morgan n’ait pas déterminé que la pandémie justifiait de prolonger la période de préavis raisonnable de quatre ou six mois, par exemple.

Nous sommes également d’avis que la mesure dans laquelle une situation se prête à une période de préavis prolongée dépendra de l’industrie dans laquelle l’employé a travaillé et de ses compétences particulières. Bien que la pandémie, en particulier au début, ait causé un ralentissement économique général, il est également vrai que ce ralentissement n’a pas touché toutes les industries et tous les employés de façon égale. Par exemple, il y a des preuves anecdotiques selon lesquelles la pandémie a entraîné une augmentation de la demande d’employés ayant certaines compétences, comme ceux qui ont des compétences pertinentes pour le fonctionnement des services de TI et autres. Dans ces situations, les employeurs peuvent avoir de bonnes raisons de soutenir qu’aucune prolongation du délai de préavis raisonnable liée à la pandémie n’est justifiée, et peut-être même le contraire.

Pour obtenir de plus amples renseignements sur vos droits et obligations en tant qu’employeur, notamment lors du licenciement d’un employé, veuillez communiquer avec Céline Delorme au 613 940-2763.

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