L’insomnie due au travail par poste est une lésion, juge un tribunal des accidents du travail

Dans une décision rendue le 25 janvier 2002, Ross v. Michelin North America (Canada) Inc., le Tribunal d’appel de la Commission des accidents du travail de la Nouvelle-Écosse a accordé une indemnisation à un travailleur qui souffrait d’insomnie provoqueé par la nature de son horaire de travail. La décision semble la première au Canada à traiter de cette question.

Le travailleur était à l’emploi de la compagnie depuis 1987, et il avait toujours travaillé selon une rotation de ses quarts. En 1996, il a commencé à avoir des problèmes de sommeil. Ces problèmes se sont aggravés, au point où il craignait pour sa sécurité au travail; il travaillait sur une ligne de montage. L’usine fonctionnait 24 heures par jour, sept jours par semaine. Le travailleur avait une rotation inverse de postes, c’est-à-dire qu’il travaillait plusieurs postes de nuit d’affilée, puis plusieurs postes de soir, et enfin, plusieurs postes de jour.

Après avoir consulté un médecin, le travailleur a présenté une demande d’indemnisation à la Commission des accidents du travail. Il prétendait souffrir du syndrome de maladaptation au travail par postes de rotation. La demande a été rejetée par un gestionnaire de cas de la commission, mais accueillie par un agent d’audition. L’employeur a interjeté appel de cette dernière décision devant le Tribunal d’appel.

Un médecin qui a témoigné pour l’employeur a affirmé que le travailleur ne souffrait pas d’un trouble particulier et qu’il n’avait constaté, après l’avoir examiné, aucun effet permanent du travail par postes de rotation chez le travailleur. Il a formulé l’hypothèse que certains des problèmes du travailleur venaient peut-être d’un ancien problème d’abus d’alcool, et du fait qu’il était membre d’une minorité raciale d’une région rurale, et qu’il éprouvait par conséquent un manque d’appui social.

Le médecin de l’employeur a ajouté qu’il ne voyait pas le problème du travailleur comme étant un trouble précis mais comme un ensemble de symptômes. Il ne fallait pas, selon le médecin, donner le nom de « trouble » à un phénomène naturel comme le niveau de tolérance individuelle aux perturbations du cycle de sommeil. Le travail ne causait pas le problème; il ne faisait qu’exposer l’incapacité du travailleur de tolérer le travail par postes de rotation, ce qui constituait une limitation personnelle.

Le médecin du travailleur a déclaré au tribunal que l’insomnie dont souffrait le travailleur était grave, qu’elle était causée par le travail par postes de rotation, et que le manque de sommeil entraînait chez le travailleur des problèmes cognitifs d’inattention et des difficultés à demeurer éveillé au travail. Il n’y avait aucun autre problème de santé ou de stress qui contribuait à son état de santé, qui s’améliorait seulement lorsqu’il était en congé. Le médecin a ajouté qu’il n’était pas surprenant que le travailleur n’ait manifesté aucun symptôme lorsqu’il avait été examiné par le médecin de la compagnie, puisqu’il ne travaillait pas par postes de rotation à ce moment-là, et que la condition ne persistait pas dans de telles circonstances.

Le Tribunal a rejeté l’appel de l’employeur, et a jugé que le travailleur avait probablement souffert un déficit cognitif qui était assez grave par moments pour causer une incapacité temporaire:

    [TRADUCTION]
    « Le grave déficit cognitif du travailleur correspond à la définition d’incapacité (« disablement ») dans la Loi… Nous concluons que le déficit cognitif avait pour origine les périodes de travail du travailleur. Ses symptômes se manifestaient lorsqu’il travaillait des postes de rotation, et plus particulièrement lorsqu’il travaillait le poste de nuit. N’eut été de cette affectation à l’extérieur de son cycle sommeil-veille, la preuve semble indiquer que les symptômes du travailleur ne se seraient pas manifestés ».

Le Tribunal a rejeté la prétention de l’employeur selon laquelle l’abus d’alcool et le manque d’appui social auraient pu jouer un rôle dans l’état du travailleur comme étant de la pure spéculation qui ne s’appuyait sur aucune preuve. Pour ce qui était de l’effet des problèmes d’alcool antérieurs, le Tribunal a déclaré que le médecin de l’employeur n’avait fourni aucune explication de leur incidence sur le sommeil des années plus tard.

Le travailleur n’avait pas à prouver que son syndrome ou trouble avait été causé par le travail, d’après le Tribunal. Il lui suffisait de prouver qu’il avait des symptômes assez graves pour causer une incapacité, qui étaient survenus du fait et au cours de son emploi.

En l’espèce, le déficit cognitif du travailleur, assez grave pour l’incapaciter, résultait de son inaptitude à tolérer la perturbation du cycle sommeil-veille causée par le travail par postes de rotation. Les symptômes disparaissaient dès que le travailleur ne travaillait plus par postes de rotation. Cela suffisait pour prouver que son incapacité découlait de son emploi. Il n’était pas nécessaire de découvrir les raisons médicales qui expliquaient pourquoi il devenait incapacité alors que d’autres qui travaillaient dans les mêmes conditions ne le devenaient pas.

Notre point de vue

Les lésions ouvrant droit à une indemnisation entrent généralement dans l’une de deux catégories: les troubles sous-jacents qui sont aggravés par le travail, et les troubles causés par le travail. Une aggravation d’un état sous-jacent se serait manifestée dans les neuf premières années du travail par postes de rotation, de sorte que le travailleur ne pouvait y prétendre. Il devait donc présenter une réclamation fondée sur un nouvel état causé par le travail. Le Tribunal de la Nouvelle-Écosse, en lui donnant raison, a commis, à notre sens, trois erreurs fondamentales :

  • Premièrement, le trouble dont prétend souffrir le travailleur, le « syndrome de maladaptation au travail par postes de rotation », comme la plupart des syndromes, n’est qu’une expression inventé pour transformer les symptômes allégués en une réclamation aux fins de l’assurance.
  • Deuxièmement, il existe fort peu de preuves selon la jurisprudence qu’un tel état constitue effectivement une « lésion » ouvrant droit à l’indemnisation aux termes des lois sur les accidents du travail. Le Tribunal a confondu symptômes et lésion.
  • Troisièmement, le Tribunal de la Nouvelle-Écosse a complètement écarté l’obligation législative d’analyser si l’état du travailleur survenait effectivement du fait de son travail, autrement dit, s’il existait un lien causal. Il a plutôt constaté que le travailleur faisait état de certains symptômes, n’a trouvé aucune autre cause et a donc conclu que le travail par postes de rotation en était responsable.

L’Ontario n’a pas encore eu de décision où le travail par postes de rotation est à l’origine de lésions corporelles, mais les conditions fondamentales sont en place : l’Ontario compte un beaucoup plus grand nombre de travailleurs par postes de rotation que la Nouvelle-Écosse, et les dispositions législatives des deux provinces sont à peu près identiques. Les deux lois fondent le droit à l’indemnisation sur une « lésion corporelle accidentelle survenant du fait et au cours de l’emploi » et les deux incluent « l’incapacité survenant du fait et au cours de l’emploi » dans la définition du terme « accident ». Il se peut donc fort bien qu’on rende une décision semblable en Ontario. L’employeur a indiqué qu’il entend interjeter appel de la décision. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de la suite des événements. (Pour un compte rendu de l’évolution récente de cette affaire, voir « La décision controversée du tribunal des accidents de travail de la Nouvelle-Écosse sur l’insomnie est renversée en appel » sur notre page Nouveautés).

Pour de plus amples renseignements, veuillez contacter David Law au (613) 563-7660, poste 273.

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