Cour suprême : la réduction du nombre d’heures de travail constitue une « mise à pied déguisée »

Il arrive souvent en milieu de travail syndiqué qu’un différend surgisse quant a savoir si une réduction du nombre d’heures de travail constitue une mise a pied, et ce différend peut aboutir a l’arbitrage. Le conflit se produit généralement quand l’employeur, cherchant a réduire ses couts, coupe les heures de travail du personnel, et un ou plusieurs employés touchés déposent un grief.

A l’arbitrage, il ne s’agit pas habituellement de décider si l’employeur a le droit de réduire les heures. Regle générale, en l’absence d’une disposition contraire dans la convention collective, il est entendu que l’employeur a ce droit. La question est plutôt de savoir si l’employeur a enfreint les dispositions sur l’ancienneté dans la convention, en lésant certains employés. Plus particulierement, il s’agit de déterminer si l’action de l’employeur constitue une mise a pied, qui permettrait a l’employé touché d’exercer son droit de supplantation.

Les arbitres ont généralement été d’avis que lorsqu’on réduit le nombre d’heures de certains employés alors que les horaires d’employés ayant moins d’ancienneté demeurent inchangés, il y a effectivement mise a pied. Comme le dit un arbitre :

[TRADUCTION] « Ce ne sont pas toutes les interruptions temporaires dans la relation d’emploi qui constituent des mises a pied. Il est important de considérer a qui s’étend l’action de l’employeur. Si tous les employés jouissant de la meme ancienneté sont traités de façon semblable, il est peu probable qu’on décrive la situation comme étant une mise a pied. Si, toutefois, on réduit les heures de travail de certains, mais non pas d’autres dans la meme unité d’ancienneté, il s’agit probablement d’une mise a pied ».

La Cour supreme du Canada vient d’entériner ce principe arbitral dans deux décisions, en reconnaissant le concept d’une « mise a pied déguisée ».

CANADA SAFEWAY : AUCUNE MISE A PIED SI LE NOMBRE D’HEURES RÉELLES DE TRAVAIL DEMEURE CONSTANT

Dans l’affaire Canada Safeway Ltd. c. SDGMR, section locale 454 (4 juin 1998), l’employée avait une semaine normale de travail de 37 heures aux comptoirs de la viande et du delicatessen au magasin Safeway, ainsi que quelques heures supplémentaires de rappel au travail. En 1989, on lui a dit qu’elle ne pouvait continuer de travailler aux deux comptoirs, et elle a choisi de rester au comptoir de la viande. Apres ce changement, ses heures de travail normales ont diminué, pour en arriver a un seul poste régulier de quatre heures a chaque semaine. Toutefois, en raison des heures de rappel au travail, le nombre réel d’heures de travail est demeuré a peu pres le meme.

L’employée a déposé un grief, alléguant que la réduction de ses heures normales de travail constituait une « mise a pied déguisée ». La majorité du conseil d’arbitrage lui a donné raison, jugeant que l’employeur avait enfreint les dispositions concernant les horaires de travail dans la convention en réduisant considérablement les heures normales de travail de la plaignante, alors que des employés ayant moins d’ancienneté avaient des heures de travail dans des postes pour lesquels elle était qualifiée. Cela constituait, selon le conseil d’arbitrage, une mise a pied déguisée.

La décision du conseil d’arbitrage a été annulée par la Cour d’appel de la Saskatchewan, et le syndicat en a appelé devant la Cour supreme du Canada. Une majorité de 6 juges contre 1 a jugé manifestement déraisonnable la conclusion du conseil d’arbitrage, a l’effet que la plaignante avait subi une mise a pied déguisée meme si le nombre réel d’heures de travail demeurait le meme. La Cour a déclaré :

« A notre avis, l’expression « mise a pied » utilisée en droit du travail renvoie au refus de fournir du travail a l’employé. En droit, on ne peut pas parler de mise a pied lorsque l’employé continue de travailler le nombre d’heures habituel, comme ici ».

La Cour a poursuivi en étudiant le sens de l’expression « mise a pied » lorsque cette derniere n’est pas définie par la convention collective. Elle a fait remarquer que si dans le langage populaire, mise a pied est synonyme de cessation d’emploi, l’expression désigne en fait une situation ou la relation employeur-employé est suspendue, mais non terminée, en raison d’un manque de travail.

Il s’ensuit donc, d’apres la Cour, que pour qu’il y ait mise a pied, il doit y avoir cessation d’emploi. Une des erreurs commises par le conseil d’arbitrage a été de définir la mise a pied d’une façon trop large, qui négligeait cet aspect fondamental de la mise a pied :

« Le conseil a défini la mise a pied de maniere générale comme une perturbation de la relation employeur-employé. … Beaucoup d’événements peuvent perturber la relation employeur-employé. La mise a pied en est un. On ne peut pas conclure qu’il y a eu mise a pied parce qu’il y a eu perturbation de la relation employeur-employé. La mise a pied … est un genre particulier de perturbation qui survient a la suite de la cessation d’emploi. »

Cependant, la Cour prend soin de noter qu’une réduction appréciable du travail, sans en arriver a la cessation totale de travail, pourrait, dans certaines circonstances, constituer une mise a pied.

BATTLEFORDS AND DISTRICT CO-OPERATIVES : L’EMPLOYÉE « VISÉE » A SUBI UNE MISE A PIED DÉGUISÉE

Dans une décision connexe, Battlefords and District Co-operatives Limited c. SDGMR, section locale 544 (4 juin 1998), la Cour a affirmé a l’unanimité la conclusion du conseil d’arbitrage que la plaignante avait subi une mise a pied déguisée. Dans cette affaire, on avait réduit le nombre d’heures de l’employée touchée, a la suite d’une réorganisation du lieu de travail; ses heures, auparavant de 30 a 35 heures, étaient passées a quelque 13 heures par semaine. Comme c’est souvent le cas, l’expression « mise a pied » n’était pas définie dans la convention collective.

Le conseil d’arbitrage a reconnu que l’employeur devait pouvoir réorganiser le lieu de travail afin de composer avec la réalité économique, et a signalé que la convention collective n’offrait aux employés aucune garantie d’un nombre précis d’heures de travail. Toutefois, a déclaré le conseil, lorsque la réorganisation du lieu de travail touche le travail d’un employé, la question est de savoir si les droits de l’employé en sont brimés et, dans l’affirmative, quels sont les recours prévus par la convention collective.

Le conseil a rejeté l’affirmation de l’employeur qu’une mise a pied ne se produisait que lorsque le nombre d’heures de travail était nul, et a jugé que l’expression [TRADUCTION] « réduction d’effectifs » dans la convention pouvait signifier soit la réduction des heures de travail d’une personne, soit l’élimination totale de ses heures. Le conseil s’est inspiré de la jurisprudence arbitrale pour conclure a une mise a pied parce que les droits d’ancienneté de la plaignante avait été brimés par l’action de l’employeur. Comme dans l’affaire Canada Safeway, la décision du conseil a été annulée par la Cour d’appel de la Saskatchewan.

La Cour supreme du Canada a jugé la décision du conseil, que la plaignante avait été mise a pied, « parfaitement raisonnable » dans le cadre de la convention collective :

« Ici, seuls deux employés ont connu une réduction appréciable de leurs heures de travail alors que des employés ayant moins d’ancienneté les remplaçaient…. La convention collective ne définissait pas expressément la mise a pied. Le conseil pouvait donc donner un sens a l’expression dans le cadre de toute la convention. »

La Cour a signalé la série de décisions arbitrales qui avaient jugé qu’une réduction appréciable des heures de travail, dans des circonstances ou un employé en particulier est visé, peut équivaloir a une mise a pied déguisée, et elle a repris l’opinion du conseil concernant la relation entre les efforts légitimes de l’employeur de réorganiser le lieu de travail et l’effet d’une telle réorganisation sur les droits de l’employé en vertu de la convention collective :

« Des employeurs doivent pouvoir réorganiser leurs rayons et leurs personnel. Pourtant, en l’absence d’une intention contraire clairement exprimée, les dispositions d’une convention collective ne devraient pas généralement etre interprétées de façon a miner les droits acquis des employés en matiere d’ancienneté et a modifier fondamentalement la nature des emplois. »

Par conséquent, la Cour a annulé la décision de la Cour d’appel et a rétabli celle du conseil d’arbitrage.

NOTRE POINT DE VUE

Les employeurs qui envisagent la restructuration du lieu de travail seraient bien avisés d’étudier attentivement les dispositions de la convention collective, a la lumiere de l’interprétation arbitrale de ce que la Cour supreme nomme les « mises a pied déguisées ». Lorsque la restructuration entraîne la réduction des heures de travail des employés et qu’elle touche inégalement ceux-ci, il est important d’examiner les dispositions de la convention en matiere d’ancienneté afin d’assurer que les droits d’aucun employé ne sont brimés.

Pour de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec Andrew Tremayne au (613) 563-7660, poste 236.

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